UN SIECLE D’ALLIANCES ET D’ASCENSION SOCIALE : LES FRAISSINET

A la mémoire de Guy Fraissinet qui a su rassembler avec passion et méthode les témoignages épars de son passé familial.

Vers le milieu du XVII: siècle, Jean Fraissinet, fils d'Antoine, négociant de Montpellier, s’installe à Marseille son père est en relations avec des hommes d’affaires d’origine réformée comme lui, parfois de nationalité étrangère, hollandaise ou suisse. Le 4 juillet 1750, est célébré dans l’église des Accoules le mariage de sa jeune sœur, Marie-Constance, et de Jean Baux, membre lui aussi de la communauté protestante de la ville. Un: siècle plus tard les descendants de ces nouveaux venus, issus d’une minorité longtemps persécutée et marginalisée sont solidement implantés dans la place. Nombreux, plus d’une centaine, ils sont négociants, courtiers, experts en grains, banquiers, capitaines marins, industriels, agents de change, avocats, etc. Parmi eux on compte plusieurs membres de la Chambre et du Tribunal de Commerce, des conseillers municipaux, maire ou adjoints et même un député. Un petit-fils de Jean, Marc-Constantin Fraissinet, fonde en 1843 une société en commandite « Marc Fraissinet et Cie » ; devenue 10 ans plus tard la Compagnie Marseillaise de Navigation à Vapeur Marc Fraissinet Père et Fils elle se situe rapidement aux tous premiers rangs de l’armement local. En 1847, l’un des enfants de Marc-Constantin, son futur associé et successeur, Adolphe, épouse une lointaine cousine, Eugénie Bazin, l’arrière-arrière-petite-fille de Marie-Constance Baux née Fraissinet (tableau 3). Cette union tout en préparant l'intégration ultérieure d’un armement concurrent illustre un facteur essentiel de cette belle réussite humaine, sociale et professionnelle : l'existence d’un réseau familial solide et étendu. Celui-ci

Provence Historique, fascicule 142, 1985

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fonde son identité sur son appartenance à une minorité religieuse largement diffuse sur le plan international ; il puise sa force dans la pratique d’une endogamie organisée et érigée en valeur quasi absolue ; il maintient sa cohésion grâce à un style de vie qui implique et révèle un véritable culte de la famille !.

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Les Fraissinet sont d’abord des protestants : ils ont participé à la diaspora réformée et bénéficient de cette solidarité qui, par-delà les frontières, unit les religionnaires. Peut-être originaires des Cévennes - un village y porte leur nom les Fraissinet sont dès le XVI° siècle installés à Mauguio ils comptent trois générations de maitres menuisiers. Au XVII siècle ils s'orientent vers le négoce ; ils s'établissent alors à Montpellier et à Sète. Cette première implantation est durable ; même après le déplacement ailleurs de l'essentiel de leurs activités une branche des Fraissinet se maintient en Languedoc et les liens ne sont jamais rompus avec le reste de la famille: lorsqu'en 1837 Marc Fraissinet commence à s'intéresser à l'armement c’est en tant que directeur de la Société Thérond qui exploite deux vapeurs pour le cabotage entre Marseille, Sète et Agde.

La révocation de l'Edit de Nantes et les persécutions qui l'ont précédée ou suivie obligent les Fraissinet à abandonner la RPR. Qualifiés de NC, leurs enfants sont baptisés dans la religion catholique et leurs mariages célébrés à l’église. Pourtant nul ne s’abuse sur la sincérité de ces conversions : à deux reprises au moins les curés leur refusent la sépulture ecclésiastique ? ; parrains et marraines catholiques ne sont souvent que de modestes prête-noms « à la place » des véritables qui s'étant expatriés peuvent continuer à pratiquer ailleurs le culte réformé. Car des Fraissinet de Montpellier émigrent en Hollande. En 1711 Adrien, oncle d'Antoine, grand-oncle de Jean et de Marie-Constance, s’installe à Amsterdam. En 1733, il y est rejoint par son neveu Marc, un frère d'Antoine. En épousant une Hollandaise, Marie- Constance Van Arp, ce dernier est à l’origine des Fraissinet de Hollande avec lesquels les Fraissinet de Marseille gardent toujours des relations de famille et d’affaires.

Les véritables parrain et marraine de Marie-Constance Baux née Fraissinet sont précisément cet oncle d’origine montpelliéraine et cette tante

1. L'essentiel de ce travail repose sur des archives privées patiemment collectées et classées par Guy Fraissinet :

des généalogies

des correspondances diverses dont celle de Suzette Fraissinet

le journal d'Isabelle Fraissinet

chronique familiale rédigée par Guy Fraissinet (dactylographiée)

2. C'est le cas pour Antoine, le père de Jean, et pour Marguerite Thérèse, l'épouse de ce dernier : pour obtenir le permis d’inhumer, son mari doit présenter une requête au lieutenant général de police et produire plusieurs témoins.

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hollandaise dont elle porte les prénoms. Lors de son mariage, en 1750, ce

sont eux probablement qui lui offrent 10.000 livres que le sieur Deveer, négociant hollandais installé à Marseille, remet à son futur mari. Ce Pierre Deveer chez qui a lieu d’ailleurs la cérémonie de signature de contrat est certainement en rapport avec les Fraissinet de Hollande. Depuis quelques années il est aussi associé à Marseille avec Jean Fraissinet dans une affaire de négoce sous la raison sociale « Deveer Frères et Fraissinet ». Au décès de Pierre, en 1754, la collaboration se poursuit avec sa veuve jusqu’au dépôt de bilan de 1763. Le passif qui s'élève à 637.000 livres révèle une importante maison aux activités nationales et internationales. Son champ d'activité s'étend de la Méditerranée (l'Egypte, Gênes, Sète, Barcelone) à l’Atlantique et à la Manche (Cadix, Bordeaux, Rouen) mais surtout à la Mer du Nord (Dunkerque, Amsterdam, Hambourg) et jusqu’à Saint-Pétersbourg. De telles collaborations étayées par des alliances familiales ont se maintenir par la suite. Elles expliquent qu’au XIX“ siècle le siège du Consulat des Pays-Bas à Marseille soit installé 100 rue Sylvabelle dans un hôtel particulier peuplé de Fraissinet.

Il en est de même à Alger. Depuis le milieu du XVIIe siècle les Fraissinet de Montpellier et de Marseille avaient noué des relations commerciales avec la Régence vers laquelle ils expédiaient quelques voiliers ; mais c’est à leurs liens familiaux avec les Fraissinet de Hollande que plusieurs des leurs doivent d’avoir occupé le poste de Consul des Pays-Bas à Alger. L'un des fils de Jean, Jacques, avait épousé sa cousine hollandaise, Henriette. Ses deux frères, Jean-Marc et Antoine, sont alors successivement désignés par les Etats Généraux des Provinces Unies pour les représenter auprès du Dey. Pour Antoine surtout c’est une véritable carrière qu’il mène pendant près d’un quart de siècle, de 1784 à sa mort en 1808, ce qui lui vaut d’être désigné dans la famille par le surnom de Consul. Sa nombreuse correspondance établit la variété des affaires traitées et la persistance des liens familiaux tant avec ses frères demeurés à Marseille qu'avec ses cousins de Hollande. La charge qu’il exerce n’est d’ailleurs pas de tout repos et comporte même certains risques : sans égard pour son âge et pour son état de santé il est, en 1808, mis aux fers plusieurs jours à la suite d’un différend avec le Dey. Cela ne décourage pourtant pas son fils aîné d'accepter lui aussi le Consulat, au décès de son père.

Pendant son séjour en Barbarie Antoine avait noué des relations avec les consuls étrangers ce qui devait élargir encore le cercle des alliances Fraissinet dans le milieu protestant de l’Europe du Nord. Antoine marie sa sœur, Jeanne, au Consul de Danemark et de Norvège, Nicolas Suenson, natif de Bergen et son fils, Auguste, à la fille de l’agent consulaire suédois, Nordeling. Ainsi les Fraissinet de Montpellier, de Hollande, de Marseille et d’Alger auront-ils désormais des cousins scandinaves.

A Marseille on regarde plutôt du côté de la Suisse. Jean-Marc, l’un des fils de Jean, épouse en 1781 Anne Bellard d’origine genevoise. A la

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génération suivante quatre petits-enfants de Jean se marient avec des Baccuet, également genevois °’. Les Bazin dont les Fraissinet se rapprochent par la suite sont également des protestants français émigrés en Hollande puis en Suisse avant de redevenir parisiens et marseillais au début du XIX“ siècle. Les relations avec la Suisse sont d’ailleurs permanentes. En 1869, la famille d’Adolphe Fraissinet en route pour l'Ecosse fait un détour par Genève pour y laisser deux de ses garçons en pension. Elle y retrouve les cousins marseillais en villégiature, les Bazin, Roulet, Baux, Couve. Elle y est reçue par des familles alliées ou amies, les Van Berchem et les Delessert.

De façon plus générale, c’est toute la colonie protestante marseillaise que l’on retrouve dans les généalogies : les Rabaud, les Robert, Roulet, Rouffio, Bruniquel, Carcenac, Bubaton, Frainet, Chevalier, Bargman, Bazin, Imer, Couve, etc. Pourtant cet élargissement des unions dans le cadre de la communauté réformée locale ou étrangère n'exclut pas la persistance d’une attitude apparemment antinomique : le renforcement de la tendance à

l'endogamie familiale qui fait que chez les Fraissinet on se marie de préférence avec des Fraissinet.

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«Marie-toi dans ta ville, dans ton quartier et si tu peux dans ta maison ». Jamais sans doute le proverbe marseillais n'a été mieux mis en pratique. Le tableau 1 montre qu’à chaque génération un Fraissinet épouse une Fraissinet. Ces unions maintiennent entre les parties dispersées de la famille une cohésion que les relations d’affaires consolident encore. Jean, le premier « marseillais» prend pour femme sa cousine germaine de Montpellier. L'un de leur fils, Jacques, va chercher la sienne chez les parents hollandais, formant. ainsi la branche dite Fraissinet-Van Arp. A la génération suivante, le mariage de Marc-Constantin et de Suzette rapproche les Fraissinet de Marseille de ceux d'Alger. Plus tard deux de leurs enfants épousent aussi des cousins germains. Le cas de Georges, fils de Jacques, qui veuf de Bathilde récidive avec Zoé est particulièrement significatif. Et l’on pourrait sans peine poursuivre la démonstration au-delà.

Il en va de même pour les alliances avec les Baux, descendants de Marie-Constance Fraissinet (tableau 2). Les unions Fraissinet-Baux sont fréquentes entre cousins germains, issus de germains ou plus éloignés. On remarque notamment le cas de Jacques Fraissinet, banquier, qui épouse successivement les deux sœurs Zoé puis Fanny Baux.

Cette endogamie poussée à l'extrême est rendue possible par le caractère très prolifique des familles concernées. Il est difficile de connaître

3. Un fils de Jacques, Auguste, épouse Caroline Baccuet ; un fils d'Antoine, Henri, Clotilde Baccuet ; quant à Jean-Marc il marie deux de ses filles avec des Baccuet, l'une Anne à Genève avec Isaac, l’autre Henriette à Marseille avec François. Une fille de ce dernier couple, Léonie Baccuet, épousera plus tard Jules Imer... que l’on retrouvera associé dans la société Imer, Fraissinet, Baux.

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avec précision la fécondité des mariages car les généalogies dont nous disposons sont souvent incomplètes : les enfants morts en bas âge sont rarement mentionnés ; parfois c’est la descendance féminine qui fait défaut ou tel célibataire sans postérité. Ces réserves faites sur la fiabilité absolue des chiffres avancés, il n'en demeure pas moins qu'un comptage rapide met en évidence l'importance des familles nombreuses. C’est le cas déjà pour les générations languedociennes du XVII siècle qui peuvent avoir jusqu’à 7 enfants. Peut-être une légère baisse accompagne-t-elle la période des difficultés religieuses à la fin du XVII: et au début du XVIII siècle sans que l'on tombe toutefois au-dessous d’un seuil minimum de 3. En revanche, les couples qui s'installent à Marseille sont extrêmement prolifiques : Jean Fraissinet et sa sœur Marie-Constance ont respectivement 6 et 9 enfants. Ceux d’entre eux qui survivent et font souche en ont de 8 à 10. Le maximum semble être atteint dans la première moitié du XIX“ siècle avec le ménage de Marc-Constantin et de Suzette Fraissinet (12 enfants) ou celui d'Henri Fraissinet, frère de Suzette, et de Clotilde Baccuet (10 enfants). Une certaine stabilité s’amorce par la suite mais les familles restent nombreuses : 5 et 7 enfants chez les armateurs Adolphe et Louis, 11 chez leur frère Léon, courtier d’assurances.

Cette forte natalité est non seulement bien acceptée mais fortement désirée comme si c'était le moyen pour la minorité protestante de Marseille de se faire une place dans la société locale. et d’asseoir plus solidement son pouvoir. Les correspondances privées sont très éclairantes à cet égard : toutes les naissances y sont enregistrées avec fierté et chacune s'accompagne d’un commentaire révélateur. Le 19 décembre 1833 Suzette Fraissinet annonce ainsi l’arrivée d’un petit neveu :

« La race des Fraissinet n’est pas encore éteinte. Ta grand-maman voit naître dans ce dernier enfant le 15° Fraissinet. Dieu nous fasse la grâce qu’il maintienne toujours ce nom en bonne réputation ; c’est ce que j'espère avec laide du Sauveur. »

Quelques années plus tard, le 21 octobre 1839, regrettant de n'avoir pas été invitée à une soirée chez les cousins Rabaud elle s’en console ainsi :

« Il faut bien s'habituer à ne pas être toujours invitée dans la famille ; nous devenons si nombreux qu’il est impossible à un salon de nous réunir tous. Je faisais le compte des individus, grands et petits, nous sommes 120, et si Dieu le veut ce nombre ira toujours croissant. »

D'où la nécessité pour se reconnaître dans la tribu d’affecter chaque famille d’une dénomination spécifique: les Fraissinet-Fraissinet, les Fraissinet Henri des bateaux, les Fraissinet-Van Arp, les Fraissinet d'Alger, les Fraissinet-Baux, les Fraissinet Henri le capitaine, les Baccuet aîné, les Baccuet cadet, etc.

On comprend dès lors que ce cercle familial si étendu renferme un tel réservoir de jeunes gens des deux sexes qu’il soit souvent bien inutile d’aller chercher plus loin la compagne de sa vie.

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« Nous avons eu des noces en quantité, écrit Suzette Fraissinet le 11 janvier 1839 ; Amélie a commencé et Lucy a fini. Il nous en faudrait une douzaine cette année, les demoiselles commenceraient un peu à s’éclaircir ».

Inutile et surtout risqué car à l’intérieur du groupe familial les principes d'éducation sont les mêmes et les valeurs communes sont respectées ce qui est loin d’être assuré ailleurs. Aussi déplore-t-on facilement toute alliance extérieure :

« Frédéric Rabaud s’est marié avec une demoiselle qui n’est pas de la famille. Nous lui en avons voulu un peu mais que faire ? Il voulait du sentiment et les demoiselles de la famille n’ont pas su lui en inspirer. C’est un malheur, un autre fera mieux. »

Que dire alors de ceux qui échappent même à l'attraction de la nébuleuse protestante et qui, comble de l’abomination, jettent leurs yeux sur des catholiques ? Les cas sont rares encore en cette première moitié du XIX° siècle mais il y en a et non des moindres. Ils provoquent toujours stupeur et réprobation. Suzette Fraissinet une fois encore se fait l'écho du sentiment général :

« Ton cousin Elisée Baux (futur Maire de Marseille en 1848) se marie avec M"! Arnaud. Ce mariage a étonné tout le monde ; elle est catholique, élevée tout différemment que les dames de la famille et habituée à un genre de vie que nous n’aimons pas. On croyait qu’Elisée, veuf avec une fille (il avait en premières noces épousé sa cousine Elise Fraissinet) n'aurait pas songé à faire un mariage aussi peu convenable ».

Il en va de même pour le mariage de Marc Baccuet et d’une catholique. La famille assiste à la noce dans les deux lieux de culte successifs et compare non sans acrimonie }+s mérites respectifs du pasteur et du curé ; comme le discours du premier est plus mauvais que celui du second on peut juger de la déception ! Quelques années plus tard chez les Baccuet on récidive : Lucy épouse un médecin catholique. Suzette Fraissinet ne peut contenir son irritation :

« A l’église catholique on nous a reçus comme des chiens. Je crois que si ç'avait été ma fille je l'aurais enlevée sans le mariage catholique dont nous n'avons que faire ! ».

Epouser une protestante appartenant si possible à la tribu tel est donc le mariage idéal ; le mieux étant encore de choisir une Fraissinet : toutes les conditions sont alors réunies pour renforcer au maximum la cohésion du groupe familial.

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Celle-ci repose d’abord sur un extraordinaire regroupement géogra- phique. Le dépouillement des annuaires professionnels et des feuilles de recensement montre qu'en 1866, à Marseille, les grandes familles protestantes se localisent surtout dans le quartier du nouveau Palais de

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Justice, autour du cours Bonaparte, ancien cours Bourbon et futur cours Pierre-Puget *. C’est le quartier bourgeois par excellence : l'on y rencontre

aussi les grands noms du négoce catholique, les Fabre, Régis, Bergasse, Pastré, etc. Mais la concentration des protestants au m? y est ici particulièrement forte. Ils sont tous ou presque, les Baux, Baccuet, Roulet, Bubaton, Couve, Imer, Schloesing, Bargman, Bruniquel, Bazin... et bien sûr les Fraissinet. Certaines rues sont véritablement colonisées. La rue Sylvabelle par exemple, au 67, les Baccuet ; au 85, les Bruniquel ; au 87, les Baux ; au 100, 3 Fraissinet et la veuve Chevalier née Fraissinet ; au 110, toujours des Fraissinet ; au 116, des Rouffio, etc. Le summum est atteint sur le cours Bonaparte. Marc-Constantin Fraissinet s’y fait construire au 33 un hôtel particulier autour duquel une bonne partie de la famille s’agglutine rapidement, comme en témoigne la correspondance de son épouse. Auguste Baux, un cousin, loue la maison vis-à-vis de la leur. Sa femme Amélie (elle sera la belle-mère d’un de leurs enfants) est enchantée de ce voisinage. Henri, frère de Marc Constantin habite aussi en face avec toute sa famille ; tante Constance, leur sœur, loue un appartement au coin du cours et de la rue Breteuil, tout près du 33. Lucy Baccuet fait de même un peu plus loin. Fanny Baux, veuve de Jacques Fraissinet, s’y fait bâtir une maison près de celle de sa mère et les Bazin s'installent aussi sur le cours. Suzette Fraissinet est enthousiaste :

« Bientôt il y aura 10 maisons de la famille sur le boulevard. Nous pourrons nous réunir sans beaucoup de peine. »

10 maisons cela fait beaucoup ! Car ces immenses hôtels plusieurs ménage cohabitent sont alors fort peuplés. Au 33, dans les années 1830, avec Marc Constantin, son épouse, leurs nombreux enfants et les parents de l'armateur habitent aussi une sœur et deux frères célibataires, sans compter les domestiques ce qui devait facilement faire une maisonnée d’une vingtaine de personnes.

Le recensement de 1866 nous donne le détail des habitants du magnifique hôtel du 24, cours Bonaparte. Charles Bazin, négociant, et son épouse née Carcenac ; leur fils Auguste, agent de change, son épouse née Couve et leurs deux fillettes ; leur fille Eugénie, leur gendre Adolphe Fraissinet, armateur, et leurs $ enfants ; un autre fils, Max, son épouse née Fraissinet et leurs 4 enfants ; soit 4 ménages, 3 générations, 19 personnes et à leur service 15 domestiques : 34 personnes au total !

Cette concentration des familles dans un espace relativement restreint

favorise entre elles une vie sociale intense. Chez les Fraissinet et leurs alliés on se reçoit beaucoup. Toutes les occasions sont bonnes : le carnaval, la

4. Cette étude menée en collaboration étroite avec Roland CATY fait actuellement

l'objet d'un traitement informatique qui doit déboucher sur une cartographie précise du phénomène.

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Noël, le 1% janvier pour organiser de petites réunions sans prétention. Tous les grands événements de la vie familiale, naissances et mariages et ils sont nombreux donnent lieu à des rassemblements plus solennels. Les femmes sont évidemment les prêtresses de ce culte familial qu’elles inculquent à leurs enfants par la parole, par l'écrit et par l'exemple. Les jeunes en effet sont élevés ensemble dans les mêmes principes moraux et religieux. S'ils poursuivent leurs études loin de Marseille ils se retrouvent souvent dans les mêmes collèges. Celui de Sorèze dans le Tarn bien qu'à direction catholique a vu séjourner, entre 1795 et 1840, 16 Fraissinet. En 1836, il y en a 6 en même temps et les bons pères pour s'y retrouver en sont réduit à les numéroter *. Les fillettes élevées à domicile partagent souvent les mêmes professeurs. Le mercredi, chez leurs grand-mères, et pendant les vacances dans les bastides familiales elles retrouvent leurs petits cousins. Cette vie en commun qui n'exclut pas une éducation différenciée selon le sexe ne doit pas surprendre : ces enfants sont en principe voués les uns aux autres, destinés à partager leurs vies, leurs patrimoines et leurs entreprises.

L'endogamie et le culte de la famille poussés à ce degré ont en effet pour corollaire le caractère familial des affaires Fraissinet. Comme c’est courant à l'époque on se passe de père en fils ou de frère à frère la compagnie d'armement ou la charge de courtier. Mais ici l'étendue de la famille et du réseau de relations permet en outre de mettre en œuvre toute une stratégie dans l'acquisition, la formation ou la gestion des entreprises. Le double mariage Bazin-Fraissinet n’a sans doute pas été étranger au rachat de l'armement Bazin par les Fraissinet en 1865 (tableau 3). La société de négoce Baux-Fraissinet associe deux cousins aux liens de parenté étroitement imbriqués : Alphonse Baux qui épouse une Fraissinet (Augusta, fille de l’armateur Marc-Constantin) descend lui-même des Fraissinet par son arrière-grand-mère, Marie-Constance ; Eugène Fraissinet est Baux par sa mère Zoé, tante d’Alphonse (tableau 2). La société Imer, Fraissinet, Baux fondée en 1863 a joué un rôle pionnier en s'intéressant, la première à Marseille, à la commercialisation des huiles de pétrole. C’est aussi une société familiale qui unit aux Baux et aux Fraissinet Jules Imer, devenu leur cousin par son mariage avec une Baccuet (note 3).

Enfin un panorama global des affaires Fraissinet mettrait bien en évidence au sein de cette famille élargie un phénomène typique de l’évolution du négoce marseillais. Au XVIII: siècle le négociant est un homme polyvalent qui fait aussi de l'armement, de la banque, de l'assurance et parfois même commandite l’industrie $. Au XIX" siècle la même dénomina- tion ne recouvre plus tout à fait la même réalité. Le personnage tend à se spécialiser dans le commerce proprement dit et, au sein même de ce

5. Recherches effectuées à Sorèze par R. CATY. 6. Charles CARRIERE : Négoriants marseillais au XVIII" siècle., Marseille 1973.

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commerce, dans un secteur particulier. Son champ d'activité se restreint donc, alors que certaines fonctions se détachent de lui au profit de

spécialistes, armateurs, banquiers, etc. ?. Or, dans les grandes familles si la polyvalence disparait bien au niveau individuel elle se maintient au niveau collectif.

Le cas des Fraissinet est typique. Plusieurs branches restent fidèles au négoce qui a permis la promotion familiale à l’origine, un négoce parfois spécifique comme celui du pétrole par exemple. D’autres se spécialisent dans des activités auparavant annexes mais qui désormais s’individualisent et progressent : l’armement auquel la famille doit maintenant son renom avec Marc-Constantin mais aussi son beau-frère, Henri, qui fonde à Marseille vers 1834 la première entreprise de remorquage à vapeur ; la banque avec Jacques, autre beau-frère de Marc Contantin ; le courtage d'assurances avec Alexis-Jean-Marc puis Léon, deux fils de Marc-Constantin ; et même l'industrie : Adolphe, fils de Marc-Constantin, développe les ateliers de constructions mécaniques de la Madrague tandis que son cousin Georges, fils de Jacques, est directeur des Mines de la Calle. Ainsi la famille peut-elle cumuler les avantages de la spécialisation nécessitée par l’évolution économique et ceux de la complémentarité qui a fait la force de l’ancien négoce.

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En un siècle les Fraissinet ont connu une ascension tout à fait remarquable : extérieurs à la place ils se sont si bien intégrés au milieu local qu'ils figurent dans la deuxième partie du XIX* siècle parmi les plus beaux représentants de la bourgeoisie marseillaise. Certes leur cas n’est pas unique : bien des grandes familles du XIX“ siècle, les Bergasse, les Régis, les Fabre, d’autres encore, sont aussi d'implantation récente. La présence du port, les traditions cosmopolites de la ville, le caractère spéculatif des activités de négoce favorisent les promotions rapides et l'absorption des corps étrangers.

Pourtant le cas Fraissinet est original : car absorption ne signifie pas assimilation et la famille garde intacte son identité. C’est qu'ici le facteur religieux joue toujours un rôle essentiel. Dans un premier temps, celui des années difficiles du XVIII: siècle, le temps de l’émigration et de la suspicion, les Fraissinet parce que protestants n’ont jamais été seuls : leur appartenance à une minorité opprimée mais soudée et dynamique a été pour eux un soutien efficace, sur place comme à l'extérieur. Elle leur a permis en s'appuyant sur le négoce, une des seules activités qui ne leur soient point interdites, d’appareiller vers de nouveaux horizons économiques.

Plus tard, une fois leur culte toléré puis reconnu, quand cesse la ségrégation dont ils ont été victimes, le souvenir de ce passé commun si

7.R. CATY et E. RICHARD: « Contribution à l'étude du monde du négoce marseillais de 1815 à 1870 : l'apport des successions » in. Revue historique 1980, page 337.

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douloureux et encore si proche maintient la cohésion du groupe. La mise en place du consistoire, la fondation d'écoles, la création d'œuvres de bienfaisance protestantes è la renforcent même sur le plan institutionnel face à des catholiques pour lesquels on affiche le mépris le plus souverain °.

On conçoit mieux dès lors la tendance au repli sur le groupe familial, un groupe qui grâce à une forte natalité et au jeu des alliances s’est maintenant élargi aux dimensions de la communauté protestante toute entière. Fécondité des mariages et endogamie familiale ne sont pas des phénomènes spécifiques au milieu réformé mais ils sont ici amplifiés de façon considérable par le sentiment toujours très vif d'appartenir à une minorité. Ainsi se tisse peu à peu au cours d’un siècle tout un réseau de solidarités religieuses, familiales, sociales et professionnelles qui permet de s’ancrer plus profondément dans la société marseillaise.

Vers 1850-1880 c’est chose faite. Les Fraissinet sont devenus des notabilités. Dès lors le système qui n’a plus d'utilité, lentement se désagrège. Les valeurs qui avaient longtemps maintenu l'identité du groupe s'estompent

peu à peu. Ce que Jean Fraissinet, le dernier armateur de la famille, nous révèle de son éducation ® semblable sur bien des points à celle qu'ont reçue la plupart des enfants de la grande bourgeoisie au début de notre siècle nous transporte fort loin du milieu austère qu'évoque dans sa correspondance son arrière-grand-mère. L'horizon social, géographique, professionnel, s'élargit aussi. Déjà son grand-oncle Adolphe Fraissinet avait joint à ses fonctions d'armateur celle de député avant de devenir en 1879 trésorier payeur-général de l’Hérault. Jean Fraissinet lui est armateur mais aussi journaliste et homme politique. Enfin et surtout, en 1921, il épouse Mathilde Cyprien-Fabre, fille d’un des plus grands armateurs de la place. Ce mariage qui précède de quelques années la prise de contrôle puis l'absorption de l'armement concurrent n’est pas sans rappeler un mécanisme qui avait déjà fonctionné un siècle plus tôt. Sur un point cependant la différence est fondamentale : Mathilde Cyprien-Fabre est catholique. Les Fraissinet ont désormais atteint une telle assise sociale et économique que même l'héritier de l'affaire peut se permettre une union qui aurait fait scandale un siècle auparavant, rompant ainsi avec le système endogame qui avait si longtemps maintenu l'identité du groupe et assuré la promotion de la famille.

Eliane RICHARD

8. P. COULAULT : Si Dieu ne btit la maison. Histoire de l'Eglise réformée de Marseille. Marseille, 1961.

9. A 13 ans, Isabelle Fraissinet, petite-fille de l'armateur Marc-Constantin et de Suzette Fraissinet, note dans son journal : « aujourd’hui c'est le mercredi des Cendres ; les catholiques vont expier leurs péchés de cette année pour recommencer l'année prochaine. C’est une triste religion que le catholicisme et je suis bien contente de n'être pas catholique. »

10. Jean FRAISSINET : Au combat à travers deux guerres et quelques révolutions, 1968.

433 Deux exemples d’endogamie familiale

1) Les mariages FRAISSINET-FRAISSINET

ISAAC (Montpellier)

EL

MARC (Amsterdam) ANTOINE (Montpellier) JEAN-ISAAC (Montpellier) [i JACQUES

ERE, |.

IHENRIETTE ép. JACQUES; ANTOINE JEAN-MARC (Marseille) i (Marseille) i (Alger)

SUZETTE ép. MARC-CONSTANTIN HENRI (Marseille) (Marseille)

ALEXIS JEAN-MARC ép. ADELE (Marseille)

JEAN (Marseille) ép. MARGUERITE-THERESE

JACQUES HENRI (Marseille) (Marseille)

GEORGES ép. BATHIDE puis ZOE (Marseille)

2) Les mariages FRAISSINET-BAUX

Antoine FRAISSINET (Montpellier)

Marc F. Marie-Constance ép. Jean BAUX Jean F. (Montpellier) (Marseille) (Marseille) 1 æ j Suzette ép. Elisée B. A : Antoine F. Jean-Marc F. ules D.

Elise F. ép. Elisée B. ! Zoé puis Fanny B. ép. Jacques F. ! Marc- Gustave F.

ai ae res and a as aaa Oaa Pi : š EEE aa —— --- Elise B. Eugène : Alphonse B. ép. Augusta F. | fj

Joseph F.

a EIT AREE E A mien na A Ae

CJ Mariages entre cousins germains 17777773 Mariages entre cousins aux et degré.

Pour ne pas surcharger les tableaux seuls sont mentionnés les membres de la descendance qui se sont mariés à l’intérieur du cercle familial.

434 3) Des alliances aux affaires : le cas BAZIN-FRAISSINET

Antoine FRAISSINET (Montpellier)

Rs

Constance F. ép. BAUX (Marseille Jean F. (Marseille) Philippine BAUX ép. RABAUD Jean-Marc F. Luzy j iai ép. CARCENAC

Luzy CARCENAC ép. Charles BAZIN (armateur) Marc-Constantin F.

(armateur) Eugénie B. Max B. Adolphe F. (armateur) Zamé F. | en 1847, épouse | épouse

En 1865 les Fraissinet rachètent l'armement BAZIN.